La réalité dépassant souvent la fiction, afin d’illustrer les notions élaborées par Erwin Goffman dans « Les Rites d’interaction » je vous propose de vous relater une « mésaventure » qui m’est arrivée il y a environ un mois.
Parallèlement j’essaie de l’analyser selon la grille de lecture de Goffman.
Je vis à Serris, une des cinq communes constituant le Val d’Europe ; ce point a son importance car la Val d’Europe « abrite » le géant des loisirs Eurodisney, et ses milliers de touristes, touristes que l’on croise également dans les surfaces commerciales du secteur.
Comme souvent ce lundi en fin d’après-midi, je revenais de l’Université et me rendais dans une grande surface de mon quartier d’habitation, pour ne pas la nommer « Auchan », afin d’y acheter mon « pain quotidien ».
Je me dirigeais vers la caisse afin de payer les quelques baguettes que j’avais sous le bras.
J’empreinte souvent les caisses rapides quand je n’ai que quelques articles, je m’avançais donc vers celles-ci.
Trois lignes de caisses, deux caisses l’une derrière l’autre à chaque ligne que l’on devrait plutôt appeler des colonnes.
Je remarque qu’une file de « payeurs » s’est agglomérée, centrée entre les trois caisses, elle serpente dans les rayons. Je trouve cette structuration iconoclaste et irrationnelle, et m’installe donc en position d’attente derrière la première ligne de caisse, où je suis bien sûr seule.
J’avais conscience que mon attitude risquait de poser problème, j’ai donc choisi délibérément de risquer de perdre la face. Je tournais le dos à la file « officielle » et mon attitude corporelle témoignait de mon aversion à vouloir rentrer en contact.
Dans les principaux types de figuration, je me situais dans l’évitement.
Ca commence à râler, j’entends des grognements émanant du serpent monétaire à ma gauche, jusqu’à ce qu’un « élément » plus téméraire que les autres viennent me taper sur l’épaule, me signifiant oralement que « la file c’est là ! » et non où je me suis permis d’attendre.
Me voici engagée malgré moi dans un échange, une interaction. « La ligne de conduite » de la personne qui m’interpelle consiste à rappeler ce qu’elle considère comme la loi ou plus exactement sa loi. Son appréciation d’elle-même est qu’elle est « accréditée » par le groupe, en l’occurrence la file d’attente, pour me rappeler le vivre ensemble. Son appréciation de ma personne, semble vouloir dire que je ne suis qu’une « mal élevée » qui mérite une bonne leçon.
Je réponds à cette dame, car après un regard moins furtif, j’avais bien affaire à une dame, que ces caisses avaient toujours comportés 3 files d’attente.
La foule/file redouble de grognements, ce n’est plus une personne qui s’adresse à moi, mais toute la file, ou presque qui incarne un ordre établi par elle-même spontanément, et selon moi, en dehors de toute rationalité.
Il me semblait avoir une bonne image de moi, avoir intégré les codes sociaux en vigueur dans ce centre commercial, en France en 2012. Mais voilà, les règles du jeu avaient changé, et personne ne m’avait avertie, hormis cette longue file serpentant dans les rayons et que j’ai feint de voir. Je me retrouve donc en opposition frontale avec tout un groupe social. Je sens effectivement que des émotions diverses me gagnent : l’incompréhension, la révolte, le sentiment d’injustice. Il me suffit de me placer à la fin de la queue et tout rentrera dans l’ordre ; je ferai à nouveau partie des « bien éduqués » de la société occidentale.
Je rentre en résistance. Je risque de perdre la face, je connais le risque, même si je n’en mesure pas immédiatement toutes les conséquences. Et vogue la galère ! J’ai ma bonne foi pour moi, et ce n’est parce qu’on est seule qu’on a tort.
Je ne me soumets pas, reste plantée devant ma caisse 1, et tente d’expliquer à la foule hardie, que j’ai l’habitude de faire mes courses dans ce magasin, et que jusqu’à présent, les queues s’effectuaient toujours sur trois files.
Je me moque de la réassurance que le groupe peut me renvoyer dans le cadre d’un échange. Ce groupe m’est étranger et son avis m’importe peu. Je ne me reconnais pas dans ce groupe, et j’accepte de ne pas garder la face, voire de la perdre. Mais perdre la face a une importance quand on appartient à un groupe. Ce groupe est large, impersonnel, je ne me sens donc pas réellement menacée. Ce qui m’intrigue à ce moment, est de savoir comment les caissières vont réagir. J’attends donc de leur par qu’elles ne me fasse pas perdre la face. Il leur est facile de rétablir les usages de cet hypermarché, et ainsi donc de me conforter dans ma perception de ce qui m’avait toujours semblé les règles locales. Ainsi elles auraient reconnu et fait reconnaître aux autres (ceux de la file) que j’étais un inter actant audible et légitime.
Je suis sensé faire « mauvaise figure »: ce que nous renvoient les autres ne correspond pas à l’image que je me fais de moi.
J’en appelle pour preuve au jugement de Salomon des deux caissières qui se tenaient perchées sur une micro estrade, surveillant est un bien grand mot, le bon déroulement de ce qu’elles n’avaient plus à faire. Puisque les caisses rapides, concept novateur, apparu il y a quelques années dans la grande surface incriminée, vise selon elle à accélérer les passages en caisse pour les clients, mais surtout à supprimer des postes de caissières et ainsi soulager le chiffre d’affaire de l’hypermarché.
Donc deux caissières pour 6 caisses, deux caissières miradors et c’est tout, aucun affichages permettant de réguler cet accès aux caisses, le tout reposant donc sur la bonne volonté, et le sens de l’organisation « irrationnelle » d’un troupeau de clients…
Le fait que cette surface commerciale accueille beaucoup de touristes modifie sensiblement l’échantillon et les appropriations des codes de bon usage pratiqués usuellement dans ce magasin.
Je les interpelle, les sommant de rappeler les us et coutumes autochtones…
Rien n’y fait.
Les gardiennes du temple, aussi sourdes que muettes, voyant le vent tourner, décident dans un premier temps de ne pas s’en mêler, ça brûle…
Ma voix ne tremble pas quand je les interpelle. Confiante de mon bon droit.
Dans le cas de mauvaise figure je devrais me sentir honteuse, humiliée, surprise, confuse, paralysée, effondrée, menacée, embarrassée, dépitée, coupable d’avoir détérioré la relation car les autres ne me renvoient pas une image de moi conforme à mes attentes. Je serais plus nuancé, j’étais embarrassée et agacée, et surtout révoltée que les caissières se défaussent.
Pendant ce temps, les clients des deux caisses de ma ligne ayant achevé leur règlement laissent accès aux « prochains ». Mais qui vont être les prochains ?
Personne ne bouge, je me dirige vers un tapis d’une des caisses libres et y dépose mes trois baguettes.
Tollé de protestations du « train fantôme », les langues se délient et se déversent, et me reviennent en mémoire de manière amusée et inquiète les propos de Le Bon sur les foules.
Celle-là ne semble pas vouloir faire l’impasse, s’enhardit, téméraire, j’entends fuser des « manque de savoir-vivre », « impolitesse » et autres joyeusetés…
Tous ces propos et attitudes devraient définitivement me faire perdre la face. Je n’aurais plus qu’à me mettre dans un trou de souris.
Je crois que ce jour-là j’avais décidé de résister, de ne pas me soumettre à la loi versatile et non fondée des plus nombreux. Ca doit être l’âge, le poids de l’éducation stricte, du « tu ne dois pas te faire remarquer » ressassé par ma grand-mère, du « conforme » aux attentes sociales, s’évaporait, se diluait ; un vent de rébellion soufflait sur la caisse 2 d’Auchan.
Sauver la face : Donner aux autres l’impression qu’on n’a pas perdu la face. L’a-t-on réellement perdue d’ailleurs ?
Je ne suis plus conforme aux attentes du groupe. Je suis mauvaise joueuse. Je suis prête à laisser se fissurer, voire s’effondrer ce qui nous maintient ensemble.
Descendant de son perchoir, une des caissières se précipita afin d’enlever mes articles, me les tendant en ruminant que « Madame » (me montrant la personne derrière moi) était avant moi, qu’elle l’avait vue !
Salomon avait fait son choix, ma tête était sur le billot.
Des 3 niveaux de responsabilité dans l’action d’une personne qui met en danger la face d’autrui ou la sienne, je me situe dans l’offense fortuite, non intentionnelle mais prévue.
Les caissières achèvent théoriquement de me faire perdre la face en renforçant les « offensés » dans leur attitude.
Je n’envisage aucune réparation.
L’offenseur peut refuser de s’amender, et poursuit son offense ; la réaction de l’offensé dans ce cas de figure consiste à agresser son offenseur afin de sauver la face.
Personne n’a intérêt à ce que l’échange s’achève ainsi.
Le vent peut tourner et l’offenseur peut se retrouver en position d’offensé en maniant trop les réflexions, et ainsi perdre la face.
Comment le retour à l’équilibre va-t-il bien pourvoir s’effectuer ?
Je protestais de nouveau, arguant que les caisses rapides avaient toujours comporté trois files (ce qui me sera confirmé plus tard par divers usagers).
Les deux caissières ne répondent pas. Silence radio ! Trop peur d’être brûlées en Place de Grève ! Quitte à choisir, entre une colonne romaine vociférant et un électron libre récalcitrant, leur choix était vite fait !
Moi : « Bon alors je fais quoi ? », prête à tout lâcher à terre, « ben mince alors ! ».
L’autre caissière vole à mon secours : « la caisse 3 va être libre dans quelques secondes ».
Les phases du processus réparateur: Sommation, offre, acceptation et remerciement, constituent un modèle du comportement rituel interpersonnel.
Effectivement, la caisse 3, la file la plus à gauche se libère et je peux enfin régler mes achats.
Au moment de sortir, je m’approche des deux perchées, et leur glisse : « il y a toujours eu trois files au niveau de ces caisses rapides. La prochaine fois il faudrait plutôt en informer les clients, ça éviterait les pataquès à n’en plus finir… »
Celle qui avait enlevé mes baguettes de la caisse me fait un clin d’œil…
Tentative ultime de sauver la face, au moins auprès des caissières. Ou tentative ultime pour montrer qu’on n’a pas perdu la face et qu’on n’est pas dupe.
Elle est pas belle la vie?!!! comme dirait Gaspard Proust!